RISQUE LBC/FT/FP : Juridictions soumises à une surveillance renforcée : le GAFI confirme la couleur de l’éléphant

Fulgence Florent DJOUA

La liste grise du GAFI, également appelée « liste des juridictions sous surveillance renforcée », identifie les pays dont le régime de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive (LBC/FT/FP) présente des déficiences stratégiques. Au cours de sa plénière tenue à Paris l’institution a mis à jour ses déclarations sur les « juridictions à haut risque et autres juridictions surveillées » : la Côte d’Ivoire figure sur cette dernière.

Le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive constituent un fléau qui infecte l’économie mondiale, et représente un défi prépondérant. L’inscription de l’éléphant gris sur la liste de la couleur de son pelage, fait la une de plusieurs périodiques, suscite moult analyses, commentaires et réactions.

Et pour cause, le géant de l’Afrique de l’Ouest transforme son économie…

En tant que premier producteur mondial de cacao (plus de 40% de part de marché) et depuis 2015, premier producteur mondial d’anacarde (autour de 40% de la production mondiale en 2023), le pays enregistre l’un des taux de croissance économique les plus rapides et soutenus en Afrique subsaharienne depuis plus de dix ans. Il s’est engagé dans un ambitieux programme de transformation économique, visant à dépasser le simple statut d’exportateur de matières premières pour devenir un acteur incontournable des chaînes de valeur mondiales.

@REDBUBBLE

 

La Côte d’Ivoire fait figure de puissance économique sous régionale, contribuant à 40% du PIB de l’UEMOA et des exportations de la zone. Le pays possède également la base industrielle la plus importante de l’UEMOA. Le secteur primaire est principalement axé sur l’agriculture (20% du PIB en 2021) ; le secteur secondaire (29% du PIB) concerne principalement l’industrie extractive, l’énergie, l’agro-alimentaire et le BTP ; enfin, le secteur tertiaire (51% du PIB), est dominé par les télécommunications, les transports, le commerce et les activités financières. La performance et la résilience de l’économie ivoirienne reposent également sur la stabilité monétaire que lui confère son appartenance à l’UEMOA et qui se traduit par une inflation relativement faible.

Le pays a su maintenir une trajectoire résiliente face aux perturbations mondiales et régionales, affichant une croissance moyenne du PIB réel de 6,5 % entre 2021 et 2023, même si ce chiffre demeure inférieur aux niveaux d’avant la pandémie de 2019. Pour 2024, les perspectives restent solides, avec une prévision de croissance identique, soutenue par d’importants investissements publics et privés ainsi qu’une consommation intérieure dynamique. Les perspectives de croissance de la Côte d’Ivoire demeurent encourageantes, avec une expansion annuelle moyenne de 6,5 % envisagée entre 2024 et 2026.

Cependant, l’inscription sur la « liste grise » du GAFI traduit des insuffisances dans le dispositif de surveillance du pays en cette matière.

De même que le GAFI « demande des comptes » aux juridictions présentant des faiblesses dans la mise en œuvre de manière adéquate de ses normes, il encourage toute action visant à protéger le système financier, tout en œuvrant avec ces pays à remédier à leurs défaillances. Ainsi, il effectue périodiquement des sessions d’évaluation des pays au regard de ses normes. Il s’agit du processus d’Évaluation Mutuelle qui implique des examens par les pairs, selon lesquels des membres ou des membres associés de divers pays évaluent un autre pays. Ces évaluations s’articulent autour de deux volets : efficacité et conformité aux recommandations, et nécessitent l’évaluation des lois et réglementations du pays évalué ainsi qu’une visite sur site pour la production du rapport final.

De façon pratique, par ce processus l’organisme intergouvernemental vise les objectifs ci-après :

évaluation de la conformité : assurer que les pays respectent les recommandations  internationales en matière de lutte contre le blanchiment d’argent (LBA) et le financement du terrorisme (FT) ;

mesure de l’efficacité : vérifier  l’efficacité des systèmes mis en place par les pays pour prévenir, détecter et réprimer des activités de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ;

identification des lacunes : déterminer les domaines où les pays doivent améliorer leurs régimes LBC/FT ;

renforcement de la coopération : encourager pour la collaboration internationale pour lutter contre ces menaces mondiales ;

transparence : offrir une évaluation indépendante et transparente de chaque pays, renforçant ainsi la confiance dans le système financier international.

Les évaluations mutuelles des pays, sont, on le voit bien, essentielles pour maintenir l’intégrité du système financier et protéger contre les risques d’activités illicites. Pour la Côte d’Ivoire, cette évaluation, qui a été réalisée sous la responsabilité du Fonds Monétaire International, a été adoptée par la Réunion Plénière du GIABA de juin 2023.

Quel pourrait être l’impact potentiel de cette inscription sur la liste grise du GAFI ? Quelles seraient les conséquences économiques et leurs répercussions sur le secteur financier du pays ?

« La liste grise, sur laquelle le Groupe d’action financière (GAFI) place les pays présentant des défaillances stratégiques en matière de prévention de la lutte contre le blanchiment d’argent, est un endroit sombre, avec ses conséquences : réduction des opportunités commerciales, dégradation de la note de crédit et économie en déclin » analysait Nicki Guleš, journaliste à AB Magazine dans l’édition d’avril 2023 de ce périodique.

Pour Abdur Rehman Shah, Professeur Adjoint au Département des Relations Internationales de l’Université nationale des langues modernes, à Islamabad, au Pakistan, cette mesure est considérée comme une sorte de « coercition économique »  au travers de laquelle un pays doit se conformer aux normes ou bien risquer des conséquences économiques négatives. Cela étant causé principalement par un coût plus élevé des échanges commerciaux avec les partenaires en raison d’un dommage causé à la réputation. Alors que le GAFI n’appelle pas à la mise en œuvre de mesures renforcées de due diligence pour les pays et juridictions entrés sur liste grise, de nombreux partenaires pourraient toutefois mettre en œuvre ces mesures pour réduire le risque potentiel de faire des affaires avec ces pays ou juridictions.

Par exemple, après l’entrée de l’Afrique du Sud sur liste grise en février 2023, Busisiwe Mavuso ACCA, PDG de l’association Business Leadership South Africa avait souligné l’importance d’une action rapide pour éviter les dommages économiques. « L’impact économique de l’inscription sur la liste grise dépend en grande partie du sérieux avec lequel l’Afrique du Sud est perçue comme agissant pour répondre aux préoccupations du GAFI. Nous prévoyons un impact sur le PIB de moins de 1 % en raison de la hausse des coûts de transactions internationales. À plus long terme, cependant, dans un scénario sévère où nous restons sur la liste grise pendant une période prolongée, nous pourrions voir un impact de 3 % du PIB. » avait-elle déclaré.

Toutefois, mesurer l’impact économique du facteur du risque représenté par l’inscription sur la liste grise n’est pas aisé. En effet ce n’est pas nécessairement l’événement représenté par l’entrée sur la liste qui cause cet impact, mais plutôt les raisons qui ont elles-mêmes engendré l’inscription sur la liste. Par exemple, des investisseurs internationaux ont déjà été méfiants sur des transactions et ont chiffré le risque de faire des échanges avec des pays disposant de faibles encadrements LBC.

Mais certaines banques utilisent facilement les listes grise et noire du GAFI comme un moyen d’évaluation de leurs clients à risque élevé, et protéger ainsi leur propre réputation. Ce risque, on le sait peut avoir plusieurs conséquences comme perte de clients, diminution de la valeur des actions, augmentation du coefficient d’exploitation (investissement dans les campagnes de communication pour « réparer » la réputation, paiement d’amendes et de frais juridiques en cas de scandales…)

Dans une étude publié en 2016, Matthew Collin, Samantha Cook, et Kimmo Soramäki  ont évalué que les pays qui étaient entrés sur liste grise subissaient un recul de 10 % du nombre des paiements transfrontaliers en provenance d’autres juridictions.

Le Document de travail 2021 du FMI qui s’est servi du « machine learning » pour analyser cet impact sur les flux de capitaux, relève que les pays concernés pourraient connaître une interruption des flux financiers en raison de deux situations probables. D’une part la probabilité que les banques puissent mettre fin à la relation avec leurs clients afin d’éviter des coûts de mise en conformité plus élevés. D’autre part, la probabilité que les investisseurs étrangers puissent utiliser la liste grise comme un moyen d’évaluation du risque-pays, et par conséquent leur aptitude à réallouer les ressources ailleurs si ces pays entraient sur liste grise. L’aide directe pourrait aussi être impactée…

Mesures correctives

En octobre 2024, la Côte d’Ivoire a pris un engagement politique de haut niveau à travailler avec le GAFI et le GIABA pour renforcer l’efficacité de son régime de LBC/FT.

Depuis l’adoption de son Rapport d’Evaluation Mutuelle (REM) en juin 2023, la Côte d’Ivoire a réalisé des progrès significatifs sur de nombreuses actions recommandées par le REM, notamment en renforçant son cadre juridique de LBC/FT à travers plusieurs modifications législatives et réglementaires importantes, en actualisant l’analyse du BC/FT en rédigeant des rapports de typologie sur les infractions sous-jacentes les plus à risque, en renforçant les ressources humaines et techniques de la cellule de renseignement financier  et des procureurs,  et la mise en place de l’agence chargée de la gestion des avoirs saisis et confisqués.

La Côte d’Ivoire continuera de travailler avec le GAFI pour mettre en œuvre son plan d’action en :

(1) renforçant son recours à la coopération internationale dans les enquêtes et les poursuites en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme ;

(2) améliorant la mise en œuvre de la surveillance fondée sur les risques des institutions financières et des entreprises et professions non financières désignées et en menant des campagnes de sensibilisation pour améliorer la conformité ;

(3) améliorant la vérification et l’accès aux informations de base et sur la propriété effective des personnes morales et en appliquant des sanctions en cas d’infraction ;

4) renforçant l’utilisation du renseignement financier par les autorités répressives et en améliorant la diffusion par la cellule de renseignement financier (Centif) ;

(5) faisant preuve d’une augmentation soutenue du nombre d’enquêtes et de poursuites en matière de blanchiment de capitaux et de fonds du terrorisme de différents types, conformément au profil de risque du pays ;

(6) renforçant le cadre de sanctions financières ciblées.

En avant toute !

La Côte d’Ivoire tiendra effectivement ses promesses. L’expérience de l’inscription sur la liste grise du GAFI pourrait bien s’avérer un héritage positif à long terme, en donnant l’impulsion nécessaire pour apporter des améliorations considérables à son architecture globale d’enquête et de poursuite des crimes commerciaux, ainsi qu’à la supervision appropriée des institutions à haut risque.

Ce serait très positif pour l’environnement des affaires, car cela donnerait aux entreprises un intérêt évident à motiver et à soutenir la conformité au GAFI. Cela est davantage évident en cette veille de l’installation prochaine de JP Morgan dans le pays ; chose perçue comme un signe fort de son attractivité économique. Cette arrivée aura probablement un impact positif sur l’économie du pays, en facilitant l’accès au financement pour les entreprises locales et en renforçant les capacités d’investissement. La présence d’une institution bancaire de cette envergure contribuera également à améliorer l’image de la Côte d’Ivoire sur la scène financière internationale et à encourager d’autres grandes entreprises internationales à suivre l’exemple de JP Morgan en choisissant le pays comme base pour leurs opérations en Afrique de l’Ouest.

L’effet d’entraînement pourrait être particulièrement bénéfique pour le secteur bancaire ivoirien, qui verrait arriver une concurrence accrue, stimulant ainsi l’innovation et la diversification des services financiers.

Fulgence Florent DJOUA

Directeur des Risques

 

Références documentaires :

Abdur Rehman Shah : The geopolitics of Pakistan’s 2018 greylisting by the Financial Action Task Force .- 2021

Delport, Casey. : Grey-listing : What are the implications for the financial sector and the greater economy? Moonstone.- 2022.

Matthew Collin, Samantha Cook, and Kimmo Soramäki : The Impact of Anti-Money Laundering Regulation on Payment Flows: Evidence from SWIFT Data

Nicki Guleš : South Africa tightens AML regime .- 2023

https://lanouvelletribune.info/ Afrique : une banque amér

icaine d’investissement étend sa présence.- 16/10/2024

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