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« Les manœuvres maritimes dans les ports de l’Afrique de l’Ouest face au gigantisme des navires : analyse des enjeux opérationnels et perspectives d’adaptation pour une gestion portuaire efficiente et sécurisée. »

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Au cœur de la mondialisation des échanges, l’industrie maritime est confrontée à une mutation technologique profonde : le gigantisme des navires. Motivé par la recherche d’économies d’échelle et la pression sur la réduction des coûts unitaires du transport maritime, ce phénomène s’est intensifié au cours de la dernière décennie. Selon Clarksons Research (2025), plus de 270 navires dans le monde ont désormais une capacité supérieure à 20 000 EVP, et une vingtaine de porte-conteneurs excèdent les 24 000 EVP, avec une longueur atteignant près de 400 mètres et un tirant d’eau supérieur à 16 mètres.

Cette transformation du transport maritime, tout en optimisant la rentabilité des chaînes logistiques mondiales, soulève d’importants défis opérationnels, en particulier en ce qui concerne les manœuvres maritimes dans les zones portuaires. En effet, l’arrivée de navires géants nécessite des conditions d’approche, de pilotage, de remorquage, d’accostage et de manœuvre nettement plus complexes, impliquant des adaptations majeures au niveau des infrastructures, des équipements nautiques, et des ressources humaines portuaires.

Les ports mondiaux les mieux équipés, à l’instar de Rotterdam, Singapour ou Shanghai, ont anticipé cette évolution en investissant dans des systèmes de navigation intelligents, des remorqueurs de haute puissance, et des simulateurs de manœuvres adaptés. En revanche, dans de nombreuses régions du Sud, et particulièrement en Afrique de l’Ouest et du Centre, cette dynamique de gigantisme pose un défi urgent d’adaptation. Selon le rapport 2025 de la CNUCED, moins de 18 % des ports d’Afrique subsaharienne sont actuellement capables d’accueillir des navires de plus de 300 mètres de long.

La Banque Africaine de Développement (BAD, 2025) indique également que l’insuffisance de dragage, le manque de remorqueurs modernes, et les carences en formation spécialisée des pilotes constituent des contraintes majeures pour ces ports, qui peinent à suivre le rythme imposé par la transformation de la flotte mondiale. Le Port Autonome de Cotonou, par exemple, a enregistré une augmentation de 27 % du tonnage traité entre 2021 et 2024, dont une part croissante provient de navires post-Panamax, accentuant la pression sur ses capacités nautiques.

Dans ce contexte, l’analyse qui suit s’attache à explorer, à travers trois échelles d’observation mondiale, régionale et locale, les principaux enjeux opérationnels liés aux manœuvres maritimes dans un contexte de gigantisme naval, en insistant sur les spécificités de l’Afrique de l’Ouest et du Centre, avant de proposer des perspectives concrètes d’adaptation durable.

 

Développement et analyse

1. À l’échelle mondiale : entre transformation navale et pressions portuaires

L’expansion des navires géants répond à une logique de rentabilité : un seul navire de 24 000 EVP peut remplacer trois navires de 8 000 EVP. En 2025, 18 % de la flotte mondiale est composée de navires de plus de 300 mètres de long (Clarksons Research, 2025). Toutefois, cette course au gigantisme exige une révision structurelle des ports :

🔹Tirant d’eau accru (>15 m), rayons de giration élargis, quais allongés (>400 m) ;

🔹Systèmes nautiques performants : remorqueurs ASD, pilotes formés à la manœuvre des navires géants, VTS intelligents ;

🔹Synchronisation logistique fine : l’arrivée d’un seul navire géant peut représenter jusqu’à 10 000 mouvements conteneurisés en quelques jours.

Les mégaports comme Rotterdam, Singapour ou Shanghai disposent des moyens pour ces ajustements. Les autres, notamment dans le Sud global, peinent à suivre, renforçant les inégalités logistiques mondiales.

2. À l’échelle régionale : croissance rapide, préparation inégale en Afrique

Les ports africains traitent plus de 80 % des échanges commerciaux du continent (BAD, 2024). L’arrivée de navires supérieurs à 300 m bouleverse les équilibres portuaires :

🔹Moins de 15 % des ports africains peuvent actuellement accueillir ces navires (CNUCED, 2025) ;

Cette statistique met en évidence le retard structurel des ports africains face aux exigences techniques imposées par le gigantisme des navires. Avec moins de 15 % des ports capables d’accueillir des navires de plus de 330 mètres de long ou avec un tirant d’eau supérieur à 15-16 mètres, le continent se retrouve en position de vulnérabilité logistique, à un moment où la mondialisation maritime favorise les hubs portuaires capables de traiter de grandes capacités à moindre coût.

Ce déficit n’est pas seulement une question d’infrastructures physiques (profondeur des chenaux, longueur des quais, capacité des bollards), mais touche également la disponibilité de services nautiques spécialisés (remorqueurs puissants, pilotes qualifiés, systèmes VTS modernes), indispensables pour la manœuvre sécurisée de ces géants des mers

🔹Déficit de formation : absence de simulateurs modernes, peu de formations spécialisées pour pilotes et remorqueurs ; Ce déficit de formation freine l’adaptation opérationnelle aux navires géants, augmentant les risques d’erreurs humaines. Il souligne l’urgence d’investir dans des simulateurs modernes et des cursus certifiants pour garantir la sécurité des manœuvres

🔹Faible automatisation des systèmes de gestion portuaire (PCS, TOS, VTS encore limités).

Des ports comme Lomé et Tema se démarquent par leurs investissements : quais de 1 050 m, tirant d’eau >16 m, équipements modernes. Mais ce sont des exceptions.

 

Image 2 : Accostage d’un navire de 330 m au Port de Lomé

3. À l’échelle locale : ports d’Afrique de l’Ouest et du Centre – réalités et défis

Ports comme Cotonou, Abidjan, Douala, Dakar ou Pointe-Noire rencontrent plusieurs limites :

 

Planche 1 : Accostage d’un navire au Port de pointe noire et celui de Dakar

Constats clés (2025) :

🔹32 % des navires accostés en 2024 dépassaient les 300 mètres (UEMOA, 2025) ;

🔹<40 % des ports disposent de remorqueurs adaptés ;

🔹Temps moyen d’accostage : 3 heures (vs <1 h dans les ports asiatiques) ;

🔹Manque d’interopérabilité numérique entre capitainerie, douanes, terminaux.

Conséquences :

🔹Risque accru d’incidents nautiques, surtout par mer agitée ou de nuit ;

🔹Pertes économiques importantes (jusqu’à 50 000 USD/jour de retard – Bolloré Logistics) ;

🔹Dragage intensif pour maintenir des chenaux praticables.

Perspectives d’adaptation

Pour une gestion sécurisée et efficiente, il est nécessaire de développer une triple stratégie :

1. Technique :

🔹Acquisition de remorqueurs de nouvelle génération ;

🔹Élargissement et dragage régulier des chenaux ;

🔹Déploiements de VTS intelligents, radars côtiers et simulateurs.

Organisationnelle :

🔹Création d’équipes spécialisées pour les VLCC et porte-conteneurs géants ;

🔹Protocoles harmonisés entre capitainerie, terminal, douanes et armateurs.

Institutionnelle :

🔹Harmonisation des normes de navigation régionales (CEDEAO/CEMAC) ;

🔹 Fonds régional pour la modernisation des infrastructures ;

🔹 Renforcement des capacités (formation STCW, stages simulateurs, coopération Sud-Sud).

L’essor du gigantisme naval n’est pas une tendance passagère, mais une réalité structurelle du commerce maritime contemporain. Face à cela, les ports d’Afrique de l’Ouest et du Centre doivent impérativement adapter leurs dispositifs de manœuvres pour rester compétitifs. Cette transition requiert des investissements techniques, mais aussi une réforme organisationnelle et institutionnelle profonde. Il est désormais urgent de bâtir une vision intégrée et coordonnée entre les États, les acteurs privés et les institutions régionales pour relever le défi du gigantisme et garantir la sécurité, l’efficacité et la durabilité des manœuvres maritimes en Afrique.

 

Une analyste faite par le Dr Damien AHOUANDOKOUN , Expert en Economie Maritime et Portuaire ,Specialiste en Aménagement Portuaire et Développement Durable /Economie bleue

Références bibliographiques

Clarksons Research. (2025). Global Shipping Fleet and Port Capacities.

CNUCED. (2025). Rapport sur le transport maritime dans le monde.

Banque Africaine de Développement (BAD). (2024). État des infrastructures portuaires africaines.

Observatoire des Performances Portuaires de l’UEMOA. (2025). Bulletin annuel de performances portuaires.

Bolloré Logistics. (2024). Étude interne sur les coûts d’immobilisation navale en Afrique de l’Ouest.

International Association of Ports and Ha

rbors (IAPH). (2023). Best Practices in Mega-Ship Navigation.

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